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Demirge.

Il n’avait pas rejoué à ce jeu depuis un moment. C’était un jeu vidéo sur mobile, type MOBA, et qui ressemblait à s’y méprendre, comme beaucoup d’autres, à Dota 2. Il l’avait pas mal séché celui-là aussi. La dernière fois qu’il avait joué, ses mains avaient tremblé et son téléphone était tombé par terre. Syndrome Parkinsonien. C’est comme ça qu’ils appelaient ça sur la notice. Un effet secondaire de la saloperie qui l’abrutissait encore plus chaque jour. Et puis, 600 boules, le tel. Merde. Et plus de Demirge.

Demirge, c’était son pseudo. Il n’avait jamais vraiment su d’où il était sorti. Son meilleur ami non plus d’ailleurs. C’est lui qui, il y a des années, l’avait parrainé pour qu’il se lance sur World Of Warcraft (WOW, pour les intimes). Il avait reçu, en échange, une belle monture : une sorte de cheval composé d’étoiles bleu-électrique.

Et lui, il avait tout de suite accroché. Et quelques semaines plus tard, ils jouaient déjà tous les deux dans la guilde d’un ami commun, Clem, sur le serveur Drek’Thar, le nom d’un personnage du jeu. Il jouait heal (soigneur) et il tiendrait toujours ce rôle.

En heal, on ne voyait jamais vraiment le fight. Seulement les barres vertes, empilées en colonnes, qui représentaient le niveau de santé des membres du groupe en temps réel, et sur lesquelles il ne valait mieux pas s’endormir dans certains cas, surtout en début d’extension. Mais ça, ça ne le dérangeait pas. Et puis, après tout, d’autres passaient bien le combat rivés sur le «  kiki » qui lui leur indiquait, en direct là aussi, lequel d’entre eux en mettait le plus au boss. On entendait souvent le RL gueuler sur le TS : Mais…mais dépackez vous bordel !!!

Il avait commencé par un prêtre, un gnome. Car lui aussi il était de petite taille. Ils avaient un racial sympa : « réserve de mana améliorée ». Plutôt pratique à l’époque quand on jouait Sacré, surtout dans les phases de burst (quand les dommages subis étaient important).

Il avait ensuite choisi un pal, en reroll. Spé heal, lui aussi. C’était un jeu plus direct, plus cash. Surtout que, sur les conseils de son ami, il avait tout mis en crit, après l’intel, bien sûr. Un extraterrestre. La plupart de ses « confrères », eux, mettaient tout en hâte. Son jeu était donc plus lourd que les autres, mais quand ça pétait, et ça pétait, il pouvait remettre un type qui était low-life, full, en deux shots. Et au pire, il y avait toujours l’imposition des mains. Ce perso, par contre, était une quiche en multi. Du coup, il restait focus principalement sur le(s) tank(s), et aidait les autres soigneurs en cas de besoin.

Des nuits entières à adapter les strats au fil des wipe qui, la plupart du temps en tout cas, et si la soirée n’était pas trop avancée, devenaient, du coup, de moins en moins nombreux. S’en suivaient, pour son ami et lui, des nuits entières de quêtes, de craft de potions (il était Alchi), quelques donjons et vieux raids, pour gagner des montures rares et pouvoir survoler Storm genre : Hey, regarday ! L’avez pas celle-là, hein ? Bande de nazes 😝… Que de bons souvenirs et d’amitiés virtuelles, nécessaires, dans un moment de sa vie où lui se sentait bien seul irl.

C’était vieux tout ça, et il s’était juré, devant son téléphone explosé à ses pieds, de ne plus jamais toucher à un jeu. Mais ce soir là, il allait déjà beaucoup mieux. En regardant Saw, en plus d’avoir envie de jouer à un jeu, il avait repensé au Pudge. C’est le boucher de Dota 2, et il a la particularité de lancer son crochet dans la direction choisie, afin d’attraper un ennemi qui filerait à l’anglaise, et, ce faisant, le remettre face à son destin. Il saisit alors son téléphone.

Première game. Ça va, en fin de compte, j’ai pas trop perdu la main, se dit-il.

« Who wants to taste my hook ? »

Hypocritement Hippocratique.

« C’était un Mercredi matin et il se demandait ce qu’il faisait là. L’ambiance était plutôt pesante. Il avait retroussé les manches de sa chemise, blanche, un peu comme la lumière qui éclairait cette matinée de printemps, et que la froideur des murs du petit bureau dans lequel ils étaient installés, avait rendue glaciale.

Bien qu’il avait tout mis en œuvre pour le cacher, il n’était pas très à l’aise. Il était primordial que les quelques minutes de cet entretien se déroulassent bien. Oui, déroulassent. Un mix entre «dérouler» et «dégueulasse», mais nous y reviendrons.

— Ça fait tout de même un an que vous êtes manquant, lui dit-il, laissant ainsi entendre que tout ceci était le fruit de la volonté de celui qui était assis en face de lui. Mais ça ne dépendait pas de lui, et cela ne faisait que quelques semaines, tout au plus. Certainement une erreur de dossier. Cet entretien commençait bien, et il devait garder la face.

En se laissant embarquer là dedans, il n’avait pas seulement mis sa carrière en jeu, mais aussi le train de vie qui va avec, comme c’était coutume parmi certains de ses confrères (peut-être l’est-ce encore de nos jours et le sera-ce encore à l’avenir, même si ça c’est moins sûr). N’abordons même pas les implications éthiques et juridiques que tout ce cirque pouvait entraîner, on était plus à ça près.

En effet, le manège était déjà lancé, bien huilé. Une huile de foies de morues, semblait-il, et elles y avaient d’ailleurs posé leurs immenses arrières trains afin de profiter, elles aussi, tour à tour, à leur tour, de leurs mauvais tours. Goûter à leur part du gâteau, même si, là encore, on n’était plus à ça près.

L’un de ces églefins n’était pas loin, et il commençait à s’exciter, à en brûler ses cils, sur la porte qui séparait les deux salles ; il était donc, lui aussi, surveillé de très près. Alors il fallait assurer. Pour quelles raisons êtes-vous dans l’état dans lequel vous êtes ? poursuivit-il. Il savait sa question étrange, non dans sa formulation, mais plutôt dans la mesure où l’une de ces raisons, et pas des moindres, se trouvait là, à quelques mètres, et avait commencé, dans une sorte de défrustration jubilatoire, à agrémenter leur conversation de son flot de commentaires orduriers. Parce qu’on ne se refait pas.

Mais ça, le convoqué qui se tenait comme il le pouvait sur la chaise devant lui, car il manquait visiblement d’un chouilla de sommeil (une semaine, à vue de nez), ne semblait pas l’avoir remarqué. Et c’était tant mieux. Ces veaux les préfèrent vraiment sans défense, se dit-il. Et l’interrogatoire avait continué ainsi.

De l’autre côté de la porte qui séparait ces deux cabinets improvisés, les petites remarques, ainsi que la relative maîtrise du début, semblaient avoir laissé place aux insultes et à la rage. Les coups de tampons frénétiquement répétés jusque-là par la personne qui accompagnait la bête qui fulminait, afin d’essayer de couvrir ses flots d’injures immondes, n’y avaient rien changés. Un méchant taquet, semblable à violent coup de sabot dans un enclos, vint interrompre le grand oral du guérisseur. Depuis le temps qu’elle patientait dans cette chambre noire.. Pauvre porte, se retint-il de dire.

Malgré tous les efforts qu’il avait mobilisés jusqu’ici afin de rester le plus professionnel possible, il n’avait pu empêcher un brusque relâchement urinaire, consécutif à son soudain mouvement de tête, tous deux déclenchés par cet excès de rage, aussi délirant(e) qu’auto-alimenté(e), qui venait de l’autre côté. C’est un réflexe primitif que l’évolution nous a laissé, semblable à celui qui nous envoie un shot d’adrénaline, lorsque l’on perçoit un mouvement inattendu dans son champ de vision périphérique. Parce que le danger, preuve en était, venait rarement de devant.

— Bon..je..vais..heu..je.. je vais donc rédiger mon rapport..d’accord..? Et euh…et l’envoyer à…à qui de droit…voilà voilà.. continua, tant bien que mal, cet officier de santé. Jean Sebastien Bach avait inventé l’art de la Fugue. Lui, il venait d’inventer l’art de la sifflote tout en se faisant dessus : une certaine variation sur le thème de l’instinct de survie.

Il priait pour que le dindon de l’autre côté du bureau qui les séparait, et qui se retenait de plus en plus difficilement de tourner de l’œil, n’eut pas relevé la mare jaunâtre qui se répandait sous ses pieds, ni le gros tas de farce qui déversait son fiel, à deux pas de là, et qui commençait à sérieusement attaquer la moquette.

C’était donc ça, cette odeur. »

Philippe, En Mai, vous connaissez la suite, 2017.

Rage Against The Door, ou quand la vache se fâche.

Some of them, want to abuse you.

« C’était un Mercredi et elle n’avait rien à faire là.

Elle était dans la pièce adjacente. Tout était en place et elle ne voulait pas en perdre une miette. Seule une petite porte la séparait de sa proie qui n’était qu’à quelques mètres. Elle était fière d’avoir embrouillé son monde pour se retrouver là. Cela la confortait dans sa conviction d’être intelligente, peut-être même la plus intelligente de cette belle ville. Ses deux compères, ceux avec lesquels elle ricanait il y a encore quelques minutes, étaient, eux, restés à l’écart.

Elle n’aimait pas partager le pouvoir, bien que ce monopole commençât à la fatiguer. Cela faisait déjà cinq jours qu’elle alternait micro siestes et tours de garde, peuchère. Il fallait, en plus, justifier à son mari toutes ces nuits passées dans l’établissement d’un autre homme avec lequel elle pouvait assouvir ses pulsions. D’ailleurs, à ce propos, sachez qu’il n’est pas toujours bon d’avoir des oreilles affûtées par des années de travail quotidien (ndlr).

Tout était en place donc. Son entreprise de destruction était sur le point de l’achever avec succès, lui, lui qu’il fallait battre tant qu’il était faible, comme on bat le fer tant qu’il est chaud. Et c’était dans ce but qu’elle menait depuis peu, et rondement, on ne se refait pas, son bateau ivre de sang. Même pas une goute sur elle. C’était les autres qui ramaient. Ses qualités de menteuse étaient telles qu’elle avait réussi à faire de sa victime la dernière des ordures, de sorte que le sale boulot serait forcément effectué par quelqu’un d’autre, quelqu’un qui aurait avalé ses salades.

La plupart des gens ont une propension assez extraordinaire à gober toutes les conneries possibles et inimaginables, et cela fonctionne d’autant plus lorsque ces conneries sont d’une puanteur intenable. Elle aurait fait une excellente journaliste. Lui, il était musicien. Donc forcément camé. Il était aussi forcément homosexuel (ces sales pédés) et donc, toujours forcément, séropositif. Et il s’en prenait à des plus jeunes aussi, tant qu’à faire. Ce dernier point, c’était sa trouvaille à elle. Elle se disait que, pour une fois, en s’occupant de lui, il y a bien un de ces sales arabes qui servirait à quelque chose. Plus c’est gros et mieux ça passe. Ça aussi, elle en savait quelque chose.

Elle était d’ailleurs plutôt satisfaite de la prestation qu’avait réalisée cette jeune fille, la veille, histoire de bien enfoncer le clou, même si la pauvre gamine avait manqué de s’évanouir avant de faire quoique ce soit. C’est vrai qu’il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir soutenir un tel degré de saloperie concentrée dans un même endroit. Mais elle, elle le tolérait très bien. Question d’habitude.

Pour l’aider dans sa tâche, elle avait à sa disposition d’autres petites mains qu’elle avait tirées de leur petite existence minable. La sienne ne l’était pas. Et c’est vrai que ces petites mimines étaient avides de sensations fortes. La plupart d’entre elles acceptaient même de faire le tapin pour trois fois rien : quelques promesses suffisaient, quand bien-même elles seraient intenables. Et pour les plus goulues d’entre elles, elle avait de l’argent, beaucoup d’argent. Un pognon (de dingue) qui provenait d’une caisse qui ne lui appartenait pas, mais dont le propriétaire, au nom duquel elle déclarait systématiquement agir, était plein aux as. Il était donc nécessairement au courant. Alors, pourquoi se priver. Avoir la possibilité de faire ce que l’on veut à qui on veut, avec en prime un crédit illimité ; vous auriez refusé, vous ?

Ensuite, il suffisait de rameuter quiconque le voulait bien afin qu’il, ou qu’elle, ingère allègrement les excréments qu’elle lui balançait, pour ensuite diffuser à son tour les déjections qui en résultaient, le plus largement possible.

En cas d’échec, il suffirait de tout nier en bloc. Elle pourrait alors compter sur ses camarades de fortune qui la soutiendraient, du fait d’avoir eux-mêmes mis plus ou moins allègrement les paluches dans ce pot de confiture, alors si appétissant. Mais dans la mesure où, elle le savait, «voleurs» et «code d’honneur» ne vont pas toujours ensemble, il valait mieux en finir au plus vite afin d’éviter cette option. Il était effectivement beaucoup moins certain que tous ces violons resteraient bien accordés au gré des changements saisons qui se produiraient, inéluctablement.

Car ainsi va le Monde. »

Maintenant, vous pouvez vomir, Mai 2017.

Avant, on remplissait des trains. Mais ça, c’était avant.

La Gloire de ma Mère.

C’était une fin d’après-midi d’hiver. Il se terminait dans un mois et il faisait déjà un peu moins froid. Depuis les toits, on apercevait des avions qui jouaient au Morpion sous son œil bienveillant. Tout n’était peut-être pas à jeter, en fin de compte.

Philippe, Février 2019.