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Hypocritement Hippocratique.

« C’était un Mercredi matin et il se demandait ce qu’il faisait là. L’ambiance était plutôt pesante. Il avait retroussé les manches de sa chemise, blanche, un peu comme la lumière qui éclairait cette matinée de printemps, et que la froideur des murs du petit bureau dans lequel ils étaient installés, avait rendue glaciale.

Bien qu’il avait tout mis en œuvre pour le cacher, il n’était pas très à l’aise. Il était primordial que les quelques minutes de cet entretien se déroulassent bien. Oui, déroulassent. Un mix entre «dérouler» et «dégueulasse», mais nous y reviendrons.

— Ça fait tout de même un an que vous êtes manquant, lui dit-il, laissant ainsi entendre que tout ceci était le fruit de la volonté de celui qui était assis en face de lui. Mais ça ne dépendait pas de lui, et cela ne faisait que quelques semaines, tout au plus. Certainement une erreur de dossier. Cet entretien commençait bien, et il devait garder la face.

En se laissant embarquer là dedans, il n’avait pas seulement mis sa carrière en jeu, mais aussi le train de vie qui va avec, comme c’était coutume parmi certains de ses confrères (peut-être l’est-ce encore de nos jours et le sera-ce encore à l’avenir, même si ça c’est moins sûr). N’abordons même pas les implications éthiques et juridiques que tout ce cirque pouvait entraîner, on était plus à ça près.

En effet, le manège était déjà lancé, bien huilé. Une huile de foies de morues, semblait-il, et elles y avaient d’ailleurs posé leurs immenses arrières trains afin de profiter, elles aussi, tour à tour, à leur tour, de leurs mauvais tours. Goûter à leur part du gâteau, même si, là encore, on n’était plus à ça près.

L’un de ces églefins n’était pas loin, et il commençait à s’exciter, à en brûler ses cils, sur la porte qui séparait les deux salles ; il était donc, lui aussi, surveillé de très près. Alors il fallait assurer. Pour quelles raisons êtes-vous dans l’état dans lequel vous êtes ? poursuivit-il. Il savait sa question étrange, non dans sa formulation, mais plutôt dans la mesure où l’une de ces raisons, et pas des moindres, se trouvait là, à quelques mètres, et avait commencé, dans une sorte de défrustration jubilatoire, à agrémenter leur conversation de son flot de commentaires orduriers. Parce qu’on ne se refait pas.

Mais ça, le convoqué qui se tenait comme il le pouvait sur la chaise devant lui, car il manquait visiblement d’un chouilla de sommeil (une semaine, à vue de nez), ne semblait pas l’avoir remarqué. Et c’était tant mieux. Ces veaux les préfèrent vraiment sans défense, se dit-il. Et l’interrogatoire avait continué ainsi.

De l’autre côté de la porte qui séparait ces deux cabinets improvisés, les petites remarques, ainsi que la relative maîtrise du début, semblaient avoir laissé place aux insultes et à la rage. Les coups de tampons frénétiquement répétés jusque-là par la personne qui accompagnait la bête qui fulminait, afin d’essayer de couvrir ses flots d’injures immondes, n’y avaient rien changés. Un méchant taquet, semblable à violent coup de sabot dans un enclos, vint interrompre le grand oral du guérisseur. Depuis le temps qu’elle patientait dans cette chambre noire.. Pauvre porte, se retint-il de dire.

Malgré tous les efforts qu’il avait mobilisés jusqu’ici afin de rester le plus professionnel possible, il n’avait pu empêcher un brusque relâchement urinaire, consécutif à son soudain mouvement de tête, tous deux déclenchés par cet excès de rage, aussi délirant(e) qu’auto-alimenté(e), qui venait de l’autre côté. C’est un réflexe primitif que l’évolution nous a laissé, semblable à celui qui nous envoie un shot d’adrénaline, lorsque l’on perçoit un mouvement inattendu dans son champ de vision périphérique. Parce que le danger, preuve en était, venait rarement de devant.

— Bon..je..vais..heu..je.. je vais donc rédiger mon rapport..d’accord..? Et euh…et l’envoyer à…à qui de droit…voilà voilà.. continua, tant bien que mal, cet officier de santé. Jean Sebastien Bach avait inventé l’art de la Fugue. Lui, il venait d’inventer l’art de la sifflote tout en se faisant dessus : une certaine variation sur le thème de l’instinct de survie.

Il priait pour que le dindon de l’autre côté du bureau qui les séparait, et qui se retenait de plus en plus difficilement de tourner de l’œil, n’eut pas relevé la mare jaunâtre qui se répandait sous ses pieds, ni le gros tas de farce qui déversait son fiel, à deux pas de là, et qui commençait à sérieusement attaquer la moquette.

C’était donc ça, cette odeur. »

Philippe, En Mai, vous connaissez la suite, 2017.

Rage Against The Door, ou quand la vache se fâche.

La Gloire de ma Mère.

C’était une fin d’après-midi d’hiver. Il se terminait dans un mois et il faisait déjà un peu moins froid. Depuis les toits, on apercevait des avions qui jouaient au Morpion sous son œil bienveillant. Tout n’était peut-être pas à jeter, en fin de compte.

Philippe, Février 2019.

Un conte magnifique humblement illustré.

« Un ermite vivait dans la forêt, sans avoir peur des bêtes fauves. L’ermite et les bêtes fauves conversaient ensemble et ils se comprenaient.

Un jour, l’ermite s’était étendu sous un arbre ; là s’étaient aussi réunis, pour passer la nuit, un corbeau, un pigeon, un cerf et un serpent. Ces animaux se mirent à disserter sur l’origine du mal dans le monde.

Le corbeau disait :

–C’est de la faim que vient le mal. Quand tu manges à ta faim, perché sur une branche et croassant, tout te semble riant, bon et joyeux ; mais reste seulement deux journées à jeun, et tu n’auras même plus le cœur de regarder la nature ; tu te sens agité, tu ne peux demeurer en place, tu n’as pas un moment de repos ; qu’un morceau de viande se présente à ta vue, c’est encore pis, tu te jettes dessus sans réfléchir. On a beau te donner des coups de bâton, te lancer des pierres ; chiens et loups ont beau te happer, tu ne lâches pas. Combien la faim en tue ainsi parmi nous ! Tout le mal vient de la faim.

Le pigeon disait :

–Et pour moi, ce n’est pas de la faim que vient le mal ; tout le mal vient de l’amour. Si nous vivions isolés, nous n’aurions pas tant à souffrir : tandis que nous vivons toujours par couples ; et tu aimes tant ta compagne, que tu n’as plus de repos, tu ne penses qu’à elle : A-t-elle mangé ? A-t-elle assez chaud ? Et quand elle s’éloigne un peu de son ami, alors tu te sens tout à fait perdu ; tu es hanté par la pensée qu’un autour l’a emportée, ou qu’elle a été prise par les hommes.

Et tu te mets à sa recherche, et tu tombes toi-même dans la peine, soit dans les serres d’un autour, soit dans les mailles d’un filet. Et si ta compagne est perdue, tu ne manges plus, tu ne bois plus, tu ne fais plus que chercher et pleurer. Combien il en meurt ainsi parmi nous ! Tout le mal vient, non pas de la faim, mais de l’amour.

Le serpent disait :

–Non, le mal ne vient ni de la faim, ni de l’amour, mais de la méchanceté. Si nous vivions tranquilles, si nous ne nous cherchions pas noise, alors tout irait bien : tandis que, si une chose se fait contre ton gré, tu t’emportes, et tout t’offusque ; tu ne songes qu’à décharger ta colère sur quelqu’un ; et alors, comme affolé, tu ne fais que siffler et te tordre, et chercher à mordre quelqu’un. Et tu n’as plus de pitié pour personne ; tu mordrais père et mère ; tu te mangerais toi-même ; et ta fureur finit par te perdre. Tout le mal vient de la méchanceté.

Le cerf disait :

–Non, ce n’est ni de la méchanceté, ni de l’amour, ni de la faim que vient tout le mal, mais de la peur. Si on pouvait ne pas avoir peur, tout irait bien. Nos pieds sont légers à la course, et nous sommes vigoureux. D’un petit animal, nous pouvons nous défendre à coups d’andouillers ; un grand, nous pouvons la fuir : mais on ne peut pas ne pas avoir peur. Qu’une branche craque dans la forêt, qu’une feuille remue, et tu trembles tout à coup de frayeur ; ton cœur commence à battre, comme s’il allait sauter hors de ta poitrine ; et tu te mets à voler comme une flèche. D’autres fois, c’est un lièvre qui passe, un oiseau qui agite ses ailes, ou une brindille qui tombe ; tu te vois déjà poursuivi par une bête fauve, et c’est vers le danger que tu cours. Tantôt, pour éviter un chien, tu tombes sur un chasseur, tantôt, pris de peur, tu cours sans savoir où, tu fais un bond, et tu roules dans un précipice où tu trouves la mort. Tu ne dors que d’un œil, toujours sur le qui-vive, toujours épouvanté. Pas de paix ; tout le mal vient de la peur.

Alors l’ermite dit :

–Ce n’est ni de la faim, ni de l’amour, ni de la méchanceté, ni de la peur que viennent tous nos malheurs : c’est de notre propre nature que vient le mal ; car c’est elle qui engendre et la faim, et l’amour, et la méchanceté, et la peur. »

Léon Tolstoï, contes et nouvelles, d’où vient le mal.