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Le rat des champs et le rat de maison.

Un rat, de l’espèce de ceux qui séjournent dans les maisons, à titre permanent, sortit un jour de sa demeure pour en visiter les parages.

Allant ainsi le nez au vent, le hasard fit qu’il rencontra un autre rat, qui lui, vivait dans les champs. Tous deux alors se flairèrent l’un l’autre, et d’emblée ils sympathisèrent. Quoique de même race, ils différaient cependant, l’un étant gros et gras et l’autre famélique. Aussi, dès l’abord, le premier demanda au second la raison de sa maigreur.

— C’est que, répondit le rat des champs, les conditions de mon existence sont difficiles, surtout en hiver comme à présent, où la faim et le froid ont fait de moi ce que tu vois.

— S’il en est ainsi, répondit le rat de maison, pourquoi ne viendrais-tu pas vivre avec moi jusqu’à la belle saison ? Tu n’aurais qu’avantage à cela, je te l’assure.

— Et qu’y gagnerais-je ce faisant ?

— Le manger et le boire surtout, qui te seraient en permanence assurés. Et considère aussi que tu passerais tout le reste de l’hiver à l’abri du froid et des intempéries. Cependant, pour que tu puisses mieux en juger, je t’invite à partager mon dîner. Reviens donc ici ce soir, je viendrai t’y chercher.

L’invitation acceptée, les deux nouveaux amis se retrouvèrent dès la nuit tombée, ainsi que convenu. Le repas qui les attendait dans un recoin de la maison, se composait de figues sèches et de noix décortiquées, empruntées aux réserves de la maîtresse des lieux.

Cependant, tandis que les deux convives s’apprêtaient à faire honneur au festin, un chat surgit, prêt à bondir sur eux.

Ce fut alors le sauve qui peut, et le rat des champs en détalant, entendit derrière lui un long cri de détresse, celui de son compagnon dont l’implacable chat s’était saisi.

Lorsqu’un peu plus tard, le rescapé se retrouva hors de la maison, il s’en alla rejoindre son propre gîte, encore tout tremblant du danger qu’il venait d’encourir.

Une fois en sécurité au fond de son terrier, il put alors à loisir tirer la leçon de sa mésaventure.

« Que m’importe l’hiver, se dit-il, j’en ai supporté tant d’autres. Il m’en coûtera certes, d’avoir encore à me recroqueviller et à jeûner souvent ; mais à considérer la fin, mieux vaut cela et de loin, que vivre parmi les chats.  »

Chérif Arbouz, Fables et contes de Kabylie.

Un conte magnifique humblement illustré.

« Un ermite vivait dans la forêt, sans avoir peur des bêtes fauves. L’ermite et les bêtes fauves conversaient ensemble et ils se comprenaient.

Un jour, l’ermite s’était étendu sous un arbre ; là s’étaient aussi réunis, pour passer la nuit, un corbeau, un pigeon, un cerf et un serpent. Ces animaux se mirent à disserter sur l’origine du mal dans le monde.

Le corbeau disait :

–C’est de la faim que vient le mal. Quand tu manges à ta faim, perché sur une branche et croassant, tout te semble riant, bon et joyeux ; mais reste seulement deux journées à jeun, et tu n’auras même plus le cœur de regarder la nature ; tu te sens agité, tu ne peux demeurer en place, tu n’as pas un moment de repos ; qu’un morceau de viande se présente à ta vue, c’est encore pis, tu te jettes dessus sans réfléchir. On a beau te donner des coups de bâton, te lancer des pierres ; chiens et loups ont beau te happer, tu ne lâches pas. Combien la faim en tue ainsi parmi nous ! Tout le mal vient de la faim.

Le pigeon disait :

–Et pour moi, ce n’est pas de la faim que vient le mal ; tout le mal vient de l’amour. Si nous vivions isolés, nous n’aurions pas tant à souffrir : tandis que nous vivons toujours par couples ; et tu aimes tant ta compagne, que tu n’as plus de repos, tu ne penses qu’à elle : A-t-elle mangé ? A-t-elle assez chaud ? Et quand elle s’éloigne un peu de son ami, alors tu te sens tout à fait perdu ; tu es hanté par la pensée qu’un autour l’a emportée, ou qu’elle a été prise par les hommes.

Et tu te mets à sa recherche, et tu tombes toi-même dans la peine, soit dans les serres d’un autour, soit dans les mailles d’un filet. Et si ta compagne est perdue, tu ne manges plus, tu ne bois plus, tu ne fais plus que chercher et pleurer. Combien il en meurt ainsi parmi nous ! Tout le mal vient, non pas de la faim, mais de l’amour.

Le serpent disait :

–Non, le mal ne vient ni de la faim, ni de l’amour, mais de la méchanceté. Si nous vivions tranquilles, si nous ne nous cherchions pas noise, alors tout irait bien : tandis que, si une chose se fait contre ton gré, tu t’emportes, et tout t’offusque ; tu ne songes qu’à décharger ta colère sur quelqu’un ; et alors, comme affolé, tu ne fais que siffler et te tordre, et chercher à mordre quelqu’un. Et tu n’as plus de pitié pour personne ; tu mordrais père et mère ; tu te mangerais toi-même ; et ta fureur finit par te perdre. Tout le mal vient de la méchanceté.

Le cerf disait :

–Non, ce n’est ni de la méchanceté, ni de l’amour, ni de la faim que vient tout le mal, mais de la peur. Si on pouvait ne pas avoir peur, tout irait bien. Nos pieds sont légers à la course, et nous sommes vigoureux. D’un petit animal, nous pouvons nous défendre à coups d’andouillers ; un grand, nous pouvons la fuir : mais on ne peut pas ne pas avoir peur. Qu’une branche craque dans la forêt, qu’une feuille remue, et tu trembles tout à coup de frayeur ; ton cœur commence à battre, comme s’il allait sauter hors de ta poitrine ; et tu te mets à voler comme une flèche. D’autres fois, c’est un lièvre qui passe, un oiseau qui agite ses ailes, ou une brindille qui tombe ; tu te vois déjà poursuivi par une bête fauve, et c’est vers le danger que tu cours. Tantôt, pour éviter un chien, tu tombes sur un chasseur, tantôt, pris de peur, tu cours sans savoir où, tu fais un bond, et tu roules dans un précipice où tu trouves la mort. Tu ne dors que d’un œil, toujours sur le qui-vive, toujours épouvanté. Pas de paix ; tout le mal vient de la peur.

Alors l’ermite dit :

–Ce n’est ni de la faim, ni de l’amour, ni de la méchanceté, ni de la peur que viennent tous nos malheurs : c’est de notre propre nature que vient le mal ; car c’est elle qui engendre et la faim, et l’amour, et la méchanceté, et la peur. »

Léon Tolstoï, contes et nouvelles, d’où vient le mal.